Des milliers de kilomètres de proximité
Nous sommes le 31 janvier 2018. Il est 9h. Avec Dominique, Michèle et Maïté, mes nouvelles collègues du Carrefour de solidarité internationale, on entre dans le petit mais sympathique café la Marmaille, situé juste en dessous des châteaux d’eau biens connus de l’arrondissement Rock Forest à Sherbrooke. En ouvrant la porte, une odeur riche de café moulu et de lait chaud nous emplit les narines. Ça me rappelle l’odeur matinale de ma cuisine.
Avant l’arrivée des participantes à l’atelier sur les récits de naissance et d’ailleurs, notre super équipe s’installe. On en profite pour se commander un latté ou un thé.
J’entame à peine ma deuxième semaine de travail au CSI. Je reviens d’un congé parental de presque un an. J’ai été engagé pour remplacer Dominique qui, à son tour, quittera pour un congé de maternité. Ce n’est donc pas moi qui animerai l’atelier ce matin. On m’invite par contre à y assister comme participant.
Depuis mon retour au travail, je m’ennuie de ma marmaille. Je pense beaucoup à mon petit coco, qui a fait son entrée à la garderie à temps plein en même temps que je recommençais à travailler 35 heures par semaine. Il ne fait plus ses nuits depuis. Je ressens beaucoup de fatigue à force de le réconforter la nuit et de m’inquiéter de sa transition.
Notre dernière année en famille a été très riche en émotions. Nous n’avons pas tout à fait un parcours comme les autres. Notre petit loup n’est pas arrivé chez-nous comme la plupart des enfants. Il nous a été confié alors qu’il n’était encore qu’un petit bébé. Ce ne sont pas encore nos noms qui sont inscrits comme parents sur son certificat de naissance, mais ça viendra.
Il est 9h30. Les mamans et leur bébé prennent place. Je m’assois autour du cercle entre elles et Maïté, qui assiste elle aussi à l’atelier pour la première fois. Michèle et Dominique débutent leur animation.
Le principe de l’atelier des récits de naissance est assez simple. On lit quelques histoires de papas et de mamans du Québec, du Pérou et du Mali. Par la suite, les personnes qui participent échangent sur ce qu’elles ressentent.
Une des mamans de notre groupe fait la lecture de la première histoire de l’atelier. C’est celle de Gabrielle qui a été stagiaire du CSI au village de KeneMarka au Mali. Pendant son stage, Gabrielle a côtoyé une mère qui est décédée, alors qu’elle avait accouché récemment.
Plus de maman, ça voulait dire plus de lait maternel pour le bébé.
Avec une voisine, Aminata, Gabrielle a tenté tant bien que mal de nourrir ce petit bébé très maigre et assez mal en point :
Chose certaine, il fallait que cet enfant mange, car il le demandait d’une force dont j’ignore où il en prenait l’énergie. On a donc toutes les deux tenté de lui faire avaler petite goutte par petite goutte [du] lait en poudre mélangé avec l’eau du puits. Petit à petit, l’enfant diminuait l’intensité de ses cris. Soudainement, il a cessé de pleurer et de bouger.
J’ai arrêté de respirer à ce moment.
Il s’est remis à bouger un peu, et un liquide, probablement le lait qu’on venait de lui donner, est tout sorti d’un coup […].
À ce moment de l’histoire, c’est comme si j’étais connecté à Aminata, Gabrielle et ce petit être. Tout comme le bébé de l’histoire de Gabrielle, les parents biologiques de notre petit coco ne sont pas en mesure de prendre soin de lui. Tout comme ce bébé, le nôtre a été choisi par une nouvelle famille.
Je revois aussi mon propre enfant qui, alors qu’il venait d’arriver dans nos vies et qu’on lui administrait un supplément de fer, avait passé plusieurs interminables secondes à arrêter de respirer. Je me souviens de son visage tout bleu et du poids de chacun des millièmes de secondes qui passaient. Je me souviens de l’impuissance, de la colère, de la détresse que l’on a ressenties avant qu’une intervenante ne vienne nous aider et stabiliser son état.
Intervenante dont ne peut pas bénéficier le bébé de l’histoire.
Je ressens la fatigue due à l’insomnie des derniers jours s’envoler comme par magie. Elle me semble soudainement si insignifiante.
Je savoure la chance que j’ai de pouvoir être papa. La chance d’être assis dans ce café et d’entendre chaque mot qui sort de la bouche de la maman assise en face de moi. La chance de savoir que tous les besoins de mon enfant sont remplis à la garderie au moment où je pense à tout ça.
La maman termine la lecture de l’histoire de Gabrielle. Les autres y vont de plusieurs commentaires et émotions ressenties. Sur le coup, perdu dans ce tourbillon de pensées, je ne suis pas en mesure de partager ce que je ressens.
Je suis encore avec Gabrielle, Aminata et ce petit bébé en détresse.