Dans l’espoir d’être entendues
L’attente
Il est 9h30 le matin. Je suis au commissariat de la famille (N.D.L.R. Le commissariat de la famille est un poste de police qui s’adresse directement aux femmes et aux enfants. Les cas de violence familiale sont la spécialité des policiers.), assise sur un long banc de bois. Devant moi se trouve une femme dont les bras me laissent entrevoir des marques de violence physique. Au travers d’un mélange de musique, d’écrasantes voix de policiers et de jappements de chiens, j’attends, comme les autres femmes. Par contre, nous n’attendons pas la même chose.
Elles sont trois à attendre pour obtenir justice. L’une d’entre elles patiente depuis plus de 30 minutes pour obtenir une copie de sa plainte déposée la veille. Pour ma part, je souhaite obtenir leur consentement afin qu’elles participent à mon enquête. Je cherche à connaître leur perception de la qualité des services policiers reçus en contexte de dénonciation de violence d’un conjoint ou ex-conjoint.
Une tension
Dans cet environnement où des notes de musique de cumbia, des voix autoritaires de policiers et des pleurs d’enfants s’entremêlent, des femmes demeurent patientes et silencieuses, ayant espoir de pouvoir enfin être entendues.
Une d’entre elles me dit cohabiter avec son conjoint et sa violence depuis plus de 30 ans. Je reste en silence.
Une tension interne m’habite. Sa source : l’écart observé entre ce que les femmes vivent réellement et ce qui est inscrit dans la loi 30364. En vigueur depuis 2015, cette loi a pour objectif de prévenir, sanctionner et éradiquer la violence contre les femmes. Elle protège notamment :
- le droit des femmes et des membres de la famille de jouir d’une vie libre de violence, d’être valorisées et éduquées, d’être libres de toute forme de discrimination, stigmatisation et modèle stéréotypés de comportements, pratiques sociales et culturelles basées sur les concepts d’infériorité et de subordination (article 9);
- le droit des femmes à recevoir une assistance et une protection intégrale, évoquant le droit à l’accès à l’information, à l’assistance juridique, à la défense publique et aux soins de santé physique, mentale et sociale (article 10);
- l’obligation du juge de la famille de procéder à l’évaluation du cas et d’émettre par audition orale les mesures de protection jugées nécessaires, et ce, en un temps maximum de 72h suivant la dénonciation (article 15);
- le devoir du personnel judiciaire de suivre des lignes directrices pour éviter toutes procédures discriminatoires envers les personnes impliquées dans les situations de violence (article 18).
Assise sur le banc du commissariat de la famille, cette tension interne m’habitait et a continué à m’habiter. Tout au long de l’enquête, j’ai été témoin de la réalité vécue par ces femmes, qui diffère grandement de ce qui est stipulé dans le document de loi 30364.
Dure réalité
Dans la région de Cusco, quatre femmes sur cinq ont vécu ou vivent de la violence de la part de leur conjoint (INEI, 2018). Plusieurs m’ont rapporté un manque de services psychologiques et un délai déraisonnable pour réaliser l’examen psychologique et physique gratuit, une démarche obligatoire pour les victimes lorsqu’elles désirent dénoncer au Pérou. Ces dernières doivent arriver pendant la nuit pour s’assurer d’avoir une place dans la file.
En outre, ce n’est que dans 15% des cas que les femmes reçoivent les mesures de protection pour assurer leur sécurité et celle de leurs enfants dans le délai prescrit de 72h. Plusieurs m’ont confié ne pas s’être senties entendues par les policiers qui les ont reçu, ayant l’impression qu’ils se protègent entre hommes.
MOI AUSSI
Toutes ces femmes, elles continuent à m’habiter. En effet, par mon statut de femme, je m’identifie à elles.
Cette tension, qu’on appelle aussi impuissance, normalisation de la violence, souffrance collective, détresse cachée, machisme, inégalités sociales, injustice, continue à m’habiter. Ces mots décrivent parfaitement la dure réalité que j’ai pu toucher comme femme au Pérou. Ils m’ont accompagné tout au long de mon voyage et changeront certes mon parcours de vie.
Sophie Turmel, stagiaire du Carrefour de solidarité internationale
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